Cita­tion – Lambros Coulou­ba­rit­sis

Lambros Coulou­ba­rit­sis. Aux origines de la philo­so­phie euro­péenne – De la pensée archaïque au néopla­to­nisme. 1992. 4ième édition 2003.
Pages 61–62.


Lévi Strauss, qui a le mieux établi l’usage de ces types de couples pour les civi­li­sa­tions archaïques, rapproche cela d’une logique binaire, songeant surtout à cette logique intro­duite par Boole, au siècle dernier, et qui joue aujourd’­hui un rôle essen­tiel dans le fonc­tion­ne­ment de l’in­for­ma­tique. Mais aussi perti­nente que soit cette obser­va­tion, elle perd de vue l’es­sen­tiel de la logique archaïque, sa diffé­rence radi­cale avec la logique clas­sique et moderne, intro­duite depuis Aris­tote, et qui domine, par ses prin­cipes, notre époque. En fait, l’or­ga­ni­sa­tion des couples est plus complexe, car alors que la logique binaire suppose une oppo­si­tion stricte des termes, la logique de l’am­bi­va­lence suppose que chaque terme renferme en lui quelque chose de l’autre terme, comme le montrent les exemples que je viens de rappe­ler : Athéna prenant la forme humaine n’est pas une divi­nité qui est iden­tique à elle même et qui s’op­pose d’une façon radi­cale à l’homme, elle possède égale­ment quelque chose des possi­bi­li­tés humaines ; de même Ulysse et Diomède, une fois qu’ils discernent l’in­vi­sible, ne sont pas stric­te­ment humains, mais renferment en eux quelque chose de divin. Le symbole qui illustre sans doute le plus clai­re­ment le statut de cette logique archaïque appar­tient à une autre civi­li­sa­tion ; il s’agit du cercle symbo­li­sant le Tao, séparé en deux parties par une ligne ondu­lée, dont chacune mani­feste une trace (un point) de l’autre, la lumière renfer­mant de l’obs­cu­rité et l’obs­cu­rité de la lumière, et dont chacune renvoie aux deux prin­cipes du réel, le yang et le yin. Le Tao symbo­lise la voie par laquelle se mani­feste la vie de la matrice de l’uni­vers, et qui s’ar­ti­cule selon les deux forces oppo­sées et complé­men­taires. Cela suffit à faire voir que le mode par lequel la pensée euro­péenne peut entrer en dialogue avec les pensées non-euro­péennes, pour décou­vrir leur proxi­mité et en même temps leur irré­duc­tible rupture, passe par un appro­fon­dis­se­ment de la logique de l’am­bi­va­lence.

En fait, la logique de l’am­bi­va­lence s’ac­corde à une concep­tion du réel qui accepte la coexis­tence du visible et de l’in­vi­sible et qui, pour dire et penser l’in­vi­sible, le rapporte toujours au visible, expri­mant ainsi, par le discours, l’in­vi­sible comme s’il était un visible inter­prété, face à (et à partir d’un visible) dit, – ce qui complexi­fie aussi­tôt l’ar­ti­cu­la­tion à la fois de la pensée et du discours. C’est cette complexité qui est expri­mée par la logique de l’am­bi­va­lence. C’est pourquoi, me semble t’il on a eu tort de la négli­ger dans le passé, en dénonçant la pensée archaïque (parlant de pensée « primi­tive », « pré-logique » ou « irra­tion­nelle »), comme impliquant des contra­dic­tions. Or, celles-ci paraissent bien normales lorsqu’on se rend compte de la diffi­culté qu’il y a de dire en même temps un visible et un invi­sible selon des images visibles. C’est cette complexité du réel qui entraîne la complexité de la logique de l’am­bi­va­lence. A ce titre la logique archaïque doit être comprise comme un fond ration­nel commun de l’hu­ma­nité avant l’avè­ne­ment (ou en dehors) de la pratique de la philo­so­phie. Cette remarque fait voir que le rela­ti­visme cultu­rel n’im­plique pas une distinc­tion radi­cale entre les hommes (source de tous les racismes) ; il peut suppo­ser un fond commun entre les hommes de notre planète, qui attestent l’hu­ma­nité comme leur nature commune.

Dès lors, il est à peine néces­saire de souli­gner que l’ori­gi­na­lité de la pensée euro­péenne tient dans sa rupture – du moins sur le plan théo­rique – avec l’usage de la logique de l’am­bi­va­lence, en sépa­rant les termes oppo­sés, c’est à dire en refu­sant à chaque terme d’in­clure en lui quelque chose d’un autre terme, c’est à dire en créant la contra­riété (le blanc comme contraire au noir est toujours iden­tique à lui même et il en va de même du noir) et la non contra­dic­tion, qui suppose qu’un terme ne peut conte­nir en même temps et sous le même rapport un attri­but et sa néga­tion. C’est cette sépa­ra­tion (en grec : krisis) qui, en libé­rant la pensée de l’en­chaî­ne­ment concep­tuel auquel se résigne la complé­men­ta­rité des termes, a produit la logique binaire, dont la simpli­cité présente la propriété remarquable de rendre possible le déploie­ment des mathé­ma­tiques ou l’ac­ti­vité prodi­gieuse des ordi­na­teurs. Cela veut dire que la pensée euro­péenne est née par une simpli­fi­ca­tion et une clari­fi­ca­tion logiques. Nous verront que la tâche domi­née par cette krisis, est prin­ci­pa­le­ment l’œuvre de Parmé­nide, bien qu’elle soit déjà amor­cée par ses prédé­ces­seurs. Mais, pour l’ins­tant, consta­tons cette modi­fi­ca­tion dans la pensée humaine qui permet non pas, comme on le croit souvent, une complexi­fi­ca­tion de la pensée, mais au contraire sa simpli­fi­ca­tion, grâce à laquelle elle se découvre une effi­ca­cité prodi­gieuse dans la tech­nique moderne.

Il est aujourd’­hui bien connu que la société archaïque n’a rien de simple : en prenant en consi­dé­ra­tion une réalité complexe, où s’en­che­vêtrent le visible et l’in­vi­sible, elle s’or­ga­nise non seule­ment en fonc­tion du visible (de l’uni­vers, des hommes, des animaux, des plantes et des phéno­mènes de la nature) mais égale­ment en fonc­tion d’un invi­sible peuplé de dieux, de puis­sances et de morts. C’est pourquoi il est plus diffi­cile, si j’ose dire, de comprendre l’or­ga­ni­sa­tion d’un village archaïque avec quelques habi­tants, que le fonc­tion­ne­ment d’un ordi­na­teur actuel, dont les maté­riaux et la logique qui le régissent sont analy­sables selon des méthodes précises.

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