Croire

Le discours théiste, ensei­gne­ment au long cours s’il en est, veut mener celui qui l’écoute à adop­ter certaines concep­tions qui sont données pour vraies ou abso­lues, mais sans qu’au­cune démons­tra­tion ne puisse jamais rien prou­ver. Le nom de Dieu désigne ainsi un être à jamais inaperçu, un être entiè­re­ment postulé qui sert de base au raison­ne­ment.

Il y a 100% de chance que quelque chose nous dépasse. Voilà l’es­sence de ma propre foi. Il y a 100% de chances que ce quelque chose qui nous dépasse soit ce que dési­gnent les diffé­rents noms du divin. Voilà l’es­sence de la foi reli­gieuse.

Dieu existe dans l’es­prit de l’homme pour mettre quelque chose sur le mystère de l’exis­tence. L’évoquer comme une entité du réel, c’est pouvoir oublier le gouffre, c’est donner sa confiance à une construc­tion première qui vient recou­vrir l’an­goisse d’un voile rassu­rant. En tant que tel le divin est une croyance fonc­tion­nelle, respec­table et utile. Ce ne sont pas les excès des reli­gions qui chan­ge­ront quoi que ce soit à ce fait cultu­rel haute­ment évolu­tif de l’hu­ma­nité, pas plus que la bombe atomique ne chan­gera l’ef­fec­ti­vité de la ratio­na­lité. Ne confon­dons pas la chose et l’usage de la chose.

Le fonc­tion­ne­ment du fait reli­gieux n’a rien d’ar­bi­traire, c’est un fonc­tion­ne­ment univer­sel. La science procède préci­sé­ment de la même manière : elle postule des faits invé­ri­fiables mais cohé­rents et construit par-dessus. Contrai­re­ment au reli­gieux qui n’est pas obli­ga­toi­re­ment tenu au doute, c’est une vraie faiblesse, le scien­ti­fique ne devrait jamais oublier la préca­rité intrin­sèque et perma­nente d’un postu­lat, il devrait savoir dès le début de la forma­tion que postu­lat est syno­nyme de croyance. Nous n’en sommes pas là, l’épis­té­mo­lo­gie, quand il y en a au cursus, est un sujet bâclé par tous les étudiants déjà hyper char­gés. C’est fina­le­ment la même faiblesse de l’ab­sence de doute, que l’on rencontre chez le scien­ti­fique et chez le reli­gieux, marque invi­sible qui mène évidem­ment au rigo­risme quand elle est géné­ra­li­sée, silen­cieu­se­ment ou non, à l’égré­gore.

La philo­so­phie est profon­dé­ment entre­la­cée avec la reli­gion comme le sont deux brins d’ADN. Elles se sont long­temps nour­ries l’une l’autre, car elles sont essen­tiel­le­ment de même nature méta­phy­sique. La diffé­rence clé de la philo­so­phie, c’est mis en place la véri­fi­ca­tion systé­ma­tique des règles devant les faits et par consé­quent l’in­ter­dic­tion rigou­reuse de la contra­dic­tion. La philo­so­phie a patiem­ment conquis ce que la reli­gion utili­sait déjà sans en maîtri­ser la puis­sance : la causa­lité. Le bascu­le­ment vers la ratio­na­lité qu’à produit la philo­so­phie était déjà compris en germe dans la reli­gion. Ainsi est née la science contem­po­raine, comme un accrois­se­ment sur la reli­gion, un pas géant rendu possible par le pas géant qui le précède.

Le problème de l’époque se retrouve entiè­re­ment dans l’ap­pré­hen­sion causa­liste de la formule logique de consé­quence : « si… alors… ». La condi­tion « si » des prémisses élémen­taires est rempla­cée, tout comme dans la reli­gion, par la certi­tude sans appui autre que l’ha­bi­tude ou l’évi­te­ment de l’os­tra­cisme. La formule causa­liste s’ex­prime désor­mais là où commence la science : « puisque… alors… » où la prémisse n’est plus mise en doute, ne peut plus être mise en doute à cause de l’édi­fice qu’elle supporte, reniant les véri­tables assises méta­phy­siques que sont le flou, l’in­cer­ti­tude première et le doute. C’est un problème d’ou­bli du réel qui n’a abso­lu­ment rien de conscien­cieux où nous ramène notre nature assoif­fée de sécu­rité et de récon­fort.

Tout dans la nature animée ou inani­mée se comporte suivant des règles, mais ces règles ne nous sont pas toujours connues. C’est en vertu de certaines lois que la pluie tombe et que les animaux se déplacent. Le monde entier n’est propre­ment qu’un vaste ensemble de phéno­mènes régu­liers ; en sorte que rien, abso­lu­ment rien, ne se fait sans raison. Il n’y a par consé­quent point d’irré­gu­la­ri­tés à propre­ment parler ; quand nous en croyons trou­ver, nous pouvons dire seule­ment que les lois qui régissent les phéno­mènes nous sont incon­nues.
Kant – Logique – Page 5

Ce que j’ai stabi­loté est l’hy­po­thèse de la logique. Celle-ci fonc­tionne pour ce que veut en faire la science, pas de problème de ce côté-là, elle taille à la science un terri­toire légi­time, net et tran­ché où la croyance n’a pas sa place. Mais la sèche formu­la­tion kantienne comporte l’as­pect hégé­mo­nique sous-jacent clas­sique en philo­so­phie depuis Parmé­nide, aspect qui ne remet pas en cause ce qu’elle isole, la logique, mais ce que les logi­ciens persistent à nier, le reste de l’iso­lat qui est impli­ci­te­ment et conti­nu­ment consi­déré par eux indif­fé­rem­ment soit comme du déchet soit comme inexis­tant, ce qui ne manque pas de sel. Le para­digme de la raison qu’é­pure inlas­sa­ble­ment toute la philo­so­phie est conçu par elle comme venant défi­ni­ti­ve­ment et tota­le­ment rempla­cer un fonc­tion­ne­ment anté­rieur erroné. Cette construc­tion ne tient ni dans le monde réel ni dans le cadre analo­gique tracé dans ce blogue. La règle n’est pas plus la cause des phéno­mènes que la carte n’est le terri­toire. La règle est un outil descrip­tif qui n’existe qu’en pensée et dont le réel n’a aucun besoin pour exis­ter, même si la posses­sion de la règle permet d’in­fluer sur le réel. La règle est rela­tive alors que Kant nous la montre comme un absolu, tout comme le font Hegel ou Platon. Une évolu­tion diffé­rente de l’hu­main, une autre forme de pensée que l’hu­maine, abou­ti­raient à des règles diffé­rentes. Et comment, philo­sophe, oublier que notre propre évolu­tion nous a déjà fait rempla­cer des règles « abso­lues » par d’autres ? Comment oublier que la science évolue, comment oublier que ses para­digmes peuvent chan­ger ?

Deux para­digmes – au moins – s’af­frontent. Le plus ancien, le reli­gieux, qui s’oc­cupe de l’amour d’abord et le scien­ti­fique qui s’oc­cupe de logique. Le chan­ge­ment de para­digme qu’at­tend notre monde n’est pas la victoire défi­ni­tive de l’un sur l’autre. Ce qu’at­tend notre monde c’est la recon­nais­sance des deux para­digmes, par les deux commu­nau­tés de croyants qui y sont atta­chées.

Et je cite effec­ti­ve­ment la commu­nauté des scien­ti­fiques comme une commu­nauté de croyants. Le monde chan­gera lorsque cette commu­nauté pren­dra ouver­te­ment conscience de ce fait indu­bi­table et qu’elle le mettra dans des textes consen­suels, à teneur méta­phy­sique ou idéo­lo­gique, qui restent à écrire (ce que croient les scien­ti­fiques) : si quelque chose nous dépasse dans le monde, alors aucune certi­tude abso­lue n’est possible. Affir­mer que tout a une cause revient à croire que toutes les causes, y compris « la » cause au départ de toutes les causes, seront un jour trou­vées par l’homme. Pourquoi pas. Mais il faut prendre les choses pour ce qu’elles sont, il s’agit là d’une croyance qui bien souvent est assé­née sous couvert de scien­ti­fi­cité, ce qui est très déran­geant.

Si la science est l’af­faire de tous, la croyance est affaire person­nelle. Quand la croyance est parta­gée par un grand nombre, alors de ce partage naissent les concepts et les rituels qui font une reli­gion. Cette reli­gion, au sens de relier, fait partie de ce que la commu­nauté scien­ti­fique ridi­cu­lise chez les autres et ignore pour elle-même, sans avoir conscience qu’elle y est irré­mé­dia­ble­ment juchée.

Tout le problème est exprimé dans ce constat : la reli­gion des scien­ti­fiques n’est inscrite nulle part, elle n’est même jamais nommée, si ce n’est sous le terme priva­tif d’athéisme, c’est à dire se défi­nis­sant unique­ment sur la néga­tion de ce qui n’est pas elle. Nietzsche quali­fiait à juste titre ce compor­te­ment de nihi­lisme.

Le proton-pseu­dos

Le proton-pseu­dos, c’est l’er­reur initiale, même infime, dont les retom­bées sont multi­pliées expo­nen­tiel­le­ment avec le temps.

L’ex­pres­sion sert à Freud pour expliquer l’ori­gine de l’hys­té­rie.

Ici, elle nous ramène en parti­cu­lier à dési­gner l’idéa­lisme plato­ni­cien.

Idéa­lisme plato­ni­cien

L’idéa­lisme plato­ni­cien implique une tenta­tive de retour­ne­ment du réel vu alors comme étant un produit de l’idéel. C’est la théo­rie qui précè­de­rait la pratique. Platon déclare que l’idéel est plus réel que le réel. La philo­so­phie croit dans cette inver­sion et s’ac­croît dange­reu­se­ment sur elle, et toute la science avec elle.

Idéel
Réel
Le vrai réel
Produit par l’idéel

Trait bêta

Les réali­tés intel­li­gibles
Les choses sensibles
Idéel
Réel

Cette formu­la­tion du trait bêta des Degrés de connais­sance est d’une impor­tance qu’on ne peut mini­mi­ser. Ici réside l’in­ver­sion plato­ni­cienne, son idéa­lisme :

contrai­re­ment aux choses sensibles, dont la réalité est chan­geante, les Formes sont l’unique et vraie réalité. Cette réalité est dési­gnée par Platon en ajou­tant des adjec­tifs : réalité vraie, par exemple, ou par des compa­ra­tifs : « ce qu’il y a de plus réel », afin de la distin­guer de la réalité sensible, qui n’est cepen­dant réelle qu’en tant qu’elle possède un certain rapport à la réalité authen­tique.

Je ne suis pas le seul à quali­fier l’idéa­lisme plato­ni­cien de proton-pseu­dos de la pensée grecque, puis euro­péenne, puis occi­den­tale et désor­mais mondia­liste.

L’er­reur de Platon, comme celle de très grands penseurs après lui, nota­ble­ment comme Hegel, c’est d’être beau­coup trop intel­li­gents. Quand les penseurs avant eux cher­chaient à expri­mer les crois­sances natu­relles, eux en étaient déjà à l’étape suivante, qui implique le plus grand mystère, encore plus que celui de la genèse, puisque c’est à chaque fois elle qui commence à nouveau, mais depuis la fin du cycle précé­dent.

Mais ils ne savaient pas qu’ils faisaient ce geste de boucler la boucle, ils ont pensé avoir dépassé encore, encore trans­cendé le trans­cen­dant, alors qu’ils faisaient le contraire, ils faisaient un acte de pensée en retour vers l’im­ma­nence des choses. Ce sont des géants qui ont ouvert par la logique des portes sur des terres que l’on ne peut distin­guer qu’a­vec une compré­hen­sion alogique. C’est là que l’on retrouve les méfiants et croyants Nietzsche et Heideg­ger, respec­ti­ve­ment le Héra­clite et le Platon de notre époque, qui ont cher­ché l’ordre anté­rieur des choses.