Jaynes, résumé impromptu

Il s’agit d’un commen­taire de forum.

Jean-Paul (VNI) 01–12–01, 16:46 (GMT) 9. « RE: Schi­zo­phré­nie »
(…)
Cette ques­tion me rappelle une théo­rie très origi­nale déve­lop­pée par un cher­cheur singu­lier, Julian Jaynes, prof de psycho­lo­gie à Prin­ce­ton mort en 1997. Elle pose l’hy­po­thèse que le fonc­tion­ne­ment hallu­ci­na­toire était le fonc­tion­ne­ment humain « normal » lorsqu’est apparu le langage.

Nous aurions selon cette théo­rie d’abord commu­niqué par signes comme les autres primates, puis durant le Paléo­li­thique le langage se serait progres­si­ve­ment élaboré, puis au Méso­li­thique (-10 000 à –8000) serait apparu ce que l’au­teur appelle l’es­prit bica­mé­ral: l’homme, non encore conscient, prend ses déci­sions grâce à un discours hallu­ciné qui main­tient aussi la cohé­sion sociale autour d’un roi. Cette forme primi­tive de subjec­ti­vité se serait main­te­nue jusqu’au II° millé­naire avant Jésus Christ, où elle n’au­rait pas résisté à des multiples chan­ge­ments chao­tiques et aurait laissé place à la conscience que nous connais­sons.

Jaynes propose d’ap­pe­ler cette orga­ni­sa­tion psychique première, pour la diffé­ren­cier de nos orga­ni­sa­tions subjec­tives conscientes, l’es­prit « bica­mé­ral », pour rendre compte de cette divi­sion entre une partie qui « comman­dait », appe­lée dieu, et une partie qui « obéis­sait », appe­lée homme.

Jaynes appuie cette théo­rie sur des données archéo­lo­giques prove­nant essen­tiel­le­ment du Proche-Orient (et un peu d’Amé­rique du Sud): analyse de textes (méso­po­ta­miens, assy­riens, hébreux, grecs), de données archéo­lo­giques (sépul­tures, édifices, effi­gies, icono­gra­phie), et de données histo­riques.

Il en propose un modèle neuro­lo­gique basé sur la spéci­fi­cité hémi­sphé­rique.
Il en tire une expli­ca­tion convain­cante des oracles, de la posses­sion, de la poésie, de l’hyp­nose, de la schi­zo­phré­nie et même de la démarche scien­ti­fique.

Selon Jaynes, ce que nous appe­lons schi­zo­phré­nie appa­raît dans l’his­toire comme une rela­tion au divin, et ne finit par être consi­dé­rée comme une mala­die que vers – 400. La schi­zo­phré­nie consti­tue­rait donc une sorte de séquelle évolu­tive de l‘es­prit « bica­mé­ral ».

Conden­sée et livrée ainsi tout à trac, la théo­rie de Jaynes peut paraître arbi­traire ou incon­grue. Mais sa pensée est rigou­reuse, argu­men­tée, prudente, critique, et très docu­men­tée. En tout cas, quelque soit ce qu’on en pense, elle donne à réflé­chir sur la genèse de la subjec­ti­vité.

Hammu­rabi et bica­mé­ra­lité

En 1792 avant J.-C., l’uti­li­sa­tion civile de l’écri­ture ouvre la voie à une forme de gouver­ne­ment presque nouvelle en la personne impo­sante de l’his­toire de la Méso­po­ta­mie, le plus grand des rois-régis­seurs, Hammu­rabi, régis­seur de Marduk, dieu de la cité de Baby­lone.
La Nais­sance de la Cons­cience dans l’Ef­fon­dre­ment de l’Es­prit Bica­mé­ral pages 230–231

L’écri­ture était une nouvelle forme de gouver­ne­ment civil, en fait le modèle de ce qui préfi­gure notre gouver­ne­ment commu­niquant par notes. Sans cela une telle unifi­ca­tion de la méso­po­ta­mie n’au­rait pu être accom­plie. Il s’agit d’une méthode de contrôle social qui, nous le savons main­te­nant, supplan­tera bien­tôt l’es­prit bica­mé­ral.
La Nais­sance de la Cons­cience dans l’Ef­fon­dre­ment de l’Es­prit Bica­mé­ral pages 230–231

pages 230–231
Hammu­rabi enten­dant en hallu­ci­na­tion des juge­ments de son dieu Marduk (ou peut-être Shamash), sculpté en haut d’une stèle qui énumère ces juge­ments. Env. 1750 avant J.-C.

La Nais­sance de la Cons­cience dans l’Ef­fon­dre­ment de l’Es­prit Bica­mé­ral

Cet ouvrage est une clef d’or.

La bica­mé­ra­lité (deux chambres, sépa­rées) selon Jaynes, c’est le mode de commu­ni­ca­tion inter-hémi­sphé­rique un peu brut qui régnait avant l’in­ven­tion de l’écri­ture. La conscience de soi procu­rée par la stabi­lité de l’écrit est ce qui aurait quasi­ment anni­hilé ce mode d’être très ancien.

Selon Jaynes l’hal­lu­ci­na­tion était le mode de commu­ni­ca­tion d’un hémi­sphère à l’autre. L’émer­gence d’une pensée prédic­tive était attri­buée à un ailleurs, nommé Dieu.

Ulysse part en guerre parce qu’un Dieu le lui a dit. Ulysse rentre de guerre en conscience de lui même. C’est entre l’Il­liade et l’Odys­sée que Jaynes voit la plus forte symbo­lique de ce passage.

Le livre complet et en français est consul­table libre­ment à la Julian Jaynes Society.


L’édi­teur de mon édition a omis dans le titre le mot « BICAMERAL » du titre origi­nal anglais The origin of consciens­cious­ness in the break­down of the bica­me­ral mind. Sans ce mot le titre n’a pas de sens.

S’ap­puyant sur des domaines aussi divers que la litté­ra­ture grecque, la bible, l’ar­chéo­lo­gie, la philo­so­phie, la neuro­lo­gie, la psycho­lo­gie expé­ri­men­tale ou bien encore sur l’ob­ser­va­tion vivante de sa propre expé­rience, Julian Jaynes remet en ques­tion le postu­lat selon lequel la conscience serait éter­nelle.

L’ou­vrage écrit dans un style tantôt litté­raire, tantôt scien­ti­fique, nous fait parta­ger cette recherche au cours d’un voyage initia­tique qui ébranle avec succès cette idée reçue.

Paru aux Etats-Unis en 1982, cet ouvrage est aujourd’­hui large­ment traduit dans le monde, preuve de son actua­lité et de l’in­té­rêt qu’il suscite chez un public toujours plus large.

La quatrième de couver­ture est sans inté­rêt par rapport à l’idée de Jaynes. Elle dessert plutôt le propos qu’autre chose.